Abstract
Depuis les années 2000, le judaïsme a été l’objet d’un processus de visibilisation de la part des institutions marocaines. Ce processus est particulièrement repérable dans la sphère patrimoniale : restauration de cimetières et d’anciens quartiers juifs (ou mellahs), muséification de synagogues ou établissement de musées dédiés au judaïsme marocain. Cet article explore l’hypothèse que ce processus patrimonial a une signification politique qui va au-delà de la simple valorisation de l’histoire marocaine et qui touche particulièrement à la place du roi dans le système politique actuel.Depuis son accession au trône, en 1999, le roi Mohammed VI a été confronté à des évènements majeurs (attaques terroristes de Casablanca en 2003, Mouvement du 20 Février en 2011). Une redéfinition des pouvoirs politiques et religieux du monarque s’est imposée, notamment avec la nouvelle Constitution promulguée en 2011. Dans cette nouvelle configuration politique, le roi Mohammed VI a formellement perdu de son pouvoir, sans toutefois renoncer à son rôle d’arbitre du jeu politique marocain. Le maintien de la centralité de l’institution monarchique s’est concentré autour du rôle religieux du monarque, investi du titre de « commandeur des croyants ». Cet article vise à mettre en lumière l’importance du fait religieux dans la stabilité du pouvoir royal. Une relecture apaisée et pacifique de l’histoire juive marocaine, diffusée à travers des projets culturels et patrimoniaux, a participé au maintien de la centralité de l’institution monarchique sur la scène politique marocaine.Dans une première partie, cet article explore la création d’une mémoire étatisée du judaïsme marocain. Des initiatives telles l’introduction de l’histoire juive dans les manuels scolaires marocains, en 2020, ou le grand projet de rénovation de 167 cimetières juifs au Maroc, deviennent des occasions de populariser la figure du roi Mohammed VI et de ses prédécesseurs comme protecteurs des juifs et de leur patrimoine. L’analyse du Musée du judaïsme marocain de Casablanca complète cette réflexion en permettant de relever la centralité du religieux dans l’intégration du judaïsme au récit national. La réflexion se déplace ensuite vers la ville d’Essaouira et son espace muséal Bayt Dakira, en relevant comment ces lieux sont devenus des symboles d’une interprétation de l’histoire centrée autour de la coexistence et de la proximité entre islam et judaïsme, sous le regard protecteur des sultans et rois du Maroc. En conclusion, la patrimonialisation du judaïsme et son entrée dans un projet politique monarchique sont questionnées par l’analyse du Dar Rabbi Haïm Pinto à Casablanca, lieu non patrimonialisé, mais pourtant central pour la pratique et la mémoire de la communauté juive casablancaise.Cette analyse est enrichie par l’apport du terrain ethnographique, mené entre 2021 et 2023 avec des membres de la communauté juive, ainsi qu’avec des musulmans engagés dans les projets de préservation du patrimoine juif marocain. Ce travail a été mené principalement à Casablanca et Essaouira, lieux d’implantation de deux musées dédiés au judaïsme. Leurs écosystèmes sont une entrée possible pour l’analyse des politiques patrimoniales, ainsi que pour l’orientation des entretiens semi-directifs avec le personnel des musées et les citoyens impliqués à divers degrés dans la patrimonialisation du judaïsme. Les articles des journaux marocains en langue française et les communiqués officiels des ministères impliqués ont fourni une base de données pour la compréhension de la conception et réception de cette politique. Les discours prononcés par le roi, au Maroc et à l’étranger, comme certains évènements internationaux dédiés au patrimoine juif marocain, aident à l’analyse des politiques culturelles marocaines contemporaines à l’égard de ce patrimoine.